les surdoués

Je n'étais qu'un enfant au seuil de l'adolescence qui ignorait tout du drame terrible qui allait meubler sa vie de jeune adulte avare en amours heureuses quand j'entendis parler pour la première fois des surdoués.

Bon, ce n'est pas que j'en avais jamais entendu parler, mais disons que je ne savais pas à quoi on reconnaissait un enfant surdoué d'un moins doué. Je lisais le programme télé en mangeant des céréales, et il y avait un article sur un type de même pas 18 ans qui vivait dans un chateau avec sa famille d'aristocrates et qui avait un QI de 180. Pour prouver à quel point ce mec était plus intelligent que la moyenne, il y avait plusieurs photos qui illustraient l'article où on le voyait en train de lire un livre avec une pile d'autres à ses côtés, adossé à un saule pleureur. La légende disait : "Je lis trois livre par jour, et relis la Bible plusieurs fois par mois."

Ce que, même à l'époque, je trouvais stupide : il était évident que si ce gars relisait la Bible autant de fois par mois, c'est parce qu'il n'avait rien d'autre à faire et qu'il s'ennuyait ferme dans le manoir familial. De plus, lire trois livres par jour, et je maintiens ces opinions encore aujourd'hui, n'a rien d'exceptionnel, pourvu qu'on prenne le temps. Pour moi c'était ça l'exploit : prendre le temps de lire. Surtout à un age où on préfère courir la gueuse, mais bon, vu son physique, il était aisé de comprendre pourquoi il s'était réfugié dans la lecture et comment il se servait de la Bible pour justifier son pucelage.

L'article courait sur une double page, et à la fin, un encart expliquait comment déceler un attitude de surdoué chez les enfants. Je fus assez déçu, pour tout vous dire, d'autant plus que je ne me trouvais pas ces qualités : un enfant surdoué s'ennuit à l'école (c'était mon cas - en fait c'était le cas de tous les enfants de ma classe, à part un ou deux lèche-culs) et a de mauvaises notes (ce qui n'était pas mon cas : je me suis toujours maintenu dans la moyenne). Oui, il a de mauvaises notes parce qu'il s'ennuit. Il connait déjà le programme, le surdoué, il s'en fout, il révise pas. Ou pire, car le surdoué est fourbe, il fait exprès d'avoir des sales notes pour que ses parents l'emmènent voir un spécialiste qui le déclarera officiellement surdoué.

Je parle de ça car en ce moment j'ai l'impression que toutes les mères de famille veulent que leur enfant soit un petit génie. Ce qui est normal hein, je ne critique pas les envies de grandeur maternelles. C'est juste les raisons en fait : l'autre jour, au boulot, j'entendais deux femmes d'age mûr (une façon délicate de dire : "des vieilles") qui parlait de leur tendre progéniture devant des livres aux titres évocateurs ("Votre enfant est sûrement un surdoué", "Comment savoir que votre enfant est surdoué?" etc.)

"Il a des notes catastrophiques...

-Ah boooon?

-Oui, il s'ennuit à l'école. A part les jeux vidéo, rien ne l'interesse...

-Dis, t'as pensé à l'emmener voir un spécialiste? Il est peut être surdoué!

-C'est ce que je pense aussi, c'est pour ça que je regarde ces livres!"

Ma belle-mère avait émis cette hypothèse à propos de mon frère, il y a quelques années. Mais elle s'est vite rendu compte de la triste vérité : si mon frère est une quiche à l'école, c'est pas parce qu'il est plus malin que les autres. C'est parce qu'il ne fout rien, et qu'on l'a habitué et élevé comme ça, c'est tout.

Ca m'énerve ces gens qui refusent de se responsabiliser en prenant des excuses minables ou en trouvant des réponses fantaisistes pour justifier leur echec dans un domaine ou un autre. C'est tellement navrant...